5

Khayman, Mon Khayman

Personne n’écoute,

Maintenant tu peux chanter la chanson secrète,

comme chante l’oiseau, non pour marquer son territoire

ou pour dominer,

mais par désir de s’épanouir,

et pour que quelque chose

naisse du néant.

...

Stan Rice, 1983

Jusqu’à cette nuit, cette horrible nuit, il disait de lui-même en forme de plaisanterie que s’il ne savait pas qui il était ni d’où il venait, il savait ce qu’il aimait.

Et ce qu’il aimait était tout autour de lui – les étals de fleurs au coin de la rue, les grands bâtiments d’acier et de verre plein de la lumière laiteuse du crépuscule, les arbres, et bien évidemment, l’herbe sous ses pieds. Et aussi les objets de plastique et de métal brillants qu’il achetait – des jouets, des ordinateurs, des téléphones, qu’importait puisqu’une fois leur fonctionnement maîtrisé, il les écrasait en petites balles compactes et multicolores avec lesquelles il jonglait ou qu’il lançait à travers les baies vitrées quand personne n’était en vue.

Il aimait le piano, le cinéma et la poésie.

Il aimait aussi les automobiles qui brûlaient le pétrole de la terre comme les lampes. Et aussi les grands avions qui volaient par-delà les nuages selon le même principe de combustion.

Quand un de ces appareils passait au-dessus de sa tête, il s’arrêtait toujours pour écouter les gens qui parlaient et qui riaient là-haut dans les airs.

Conduire était pour lui un plaisir extraordinaire. Dans une Mercedes Benz à la carrosserie argentée, il avait roulé à tombeau ouvert toute une nuit sur des routes désertes, ralliant Rome à Venise via Florence. Il aimait aussi la télévision – tout ce système électrique avec ces microscopiques points lumineux le captivait. Et puis, ces visages si habilement maquillés derrière la lucarne scintillante faisaient comme une présence amicale.

Il aimait également le rock and roll. Il aimait toutes les musiques. Il aimait entendre Lestat le vampire chanter Requiem pour la Marquise. Il ne faisait pas trop attention aux paroles. Mais le timbre mélancolique et l’accompagnement sourd des percussions éveillaient en lui une envie de danser.

Il aimait les gigantesques machines jaunes qui fouillaient la terre dans la nuit des grandes villes, des hommes en uniforme juchés dans leurs cabines. Il aimait les bus à deux étages de Londres et les humains – tous ces ingénieux mortels de par le monde – il les aimait aussi, bien sûr.

Il aimait marcher dans les rues de Damas le soir et voir apparaître, par les failles de sa mémoire, la ville antique fourmillante de Romains, de Grecs, de Perses et d’Égyptiens.

Il aimait les bibliothèques où il trouvait dès reproductions photographiques de monuments anciens dans de grands livres aux couvertures patinées et odorantes. Il prenait lui-même des photos des cités modernes qu’il traversait et parfois des images du passé se juxtaposaient à celles imprimées sur le papier. Ainsi, sur ses photographies de Rome, des Romains en tunique et sandales se gravaient en surimpression sur les passants d’aujourd’hui dans leurs costumes lourds et disgracieux.

Oh oui ! tant de merveilles s’offraient à lui – un concerto pour violon de Bartok, des petites chanteuses tout de blanc vêtues, sortant de l’église après la messe de minuit.

Il aimait le sang de ses victimes aussi. C’était indéniable. Mais là s’interrompait la plaisanterie, car la mort ne l’amusait pas. Il traquait ses proies en silence ; il ne voulait rien savoir d’elles. Pour sauver sa vie, le mortel n’avait qu’à lui adresser la parole. Il lui semblait inconvenant de converser avec ces êtres aux yeux si doux pour ensuite les vider de leur sang, rompre leurs os, en sucer la moelle, et les réduire enfin en une bouillie sanguinolente. Car c’était ainsi qu’il festoyait maintenant, avec cette violence. Sans réel besoin, par plaisir. Incapable de résister au pur désir qui le dévorait. Il aurait pu répéter trois ou quatre fois cette ripaille nocturne.

Et pourtant il était sûr, absolument sûr, d’avoir été un être humain autrefois. Un homme qui avait marché en plein soleil, dans la chaleur du jour, oui, il en était certain, bien qu’il ne s’y risquât plus aujourd’hui. Il se revoyait assis à une table de bois blanc, ouvrant en deux une pêche mûre à l’aide d’un petit couteau de cuivre. Le fruit était magnifique, et il en connaissait le goût. Il connaissait le goût de la bière et du pain. Il avait vu le soleil briller sur un désert de sable. « Allonge-toi et repose-toi », lui avait murmuré quelqu’un. Était-ce au dernier jour de sa vie ? Oui, repose-toi, car ce soir le Roi et la Reine rassembleront la cour, et quelque chose de terrible...

Mais il ne parvenait pas à se souvenir précisément.

Non, il le savait, c’est tout. Du moins jusqu’à cette nuit. Cette horrible nuit...

Même en entendant Lestat le vampire, la mémoire ne lui était pas revenue. Tout simplement, le personnage l’intriguait – un chanteur de rock qui se disait buveur de sang. Et c’était vrai qu’il n’avait pas tout à fait l’air de ce monde, mais allez savoir avec la télévision ! Nombreux étaient les mortels qui, dans cet univers extravagant, semblaient venir d’une autre planète. Et il y avait une émotion tellement humaine dans la voix du vampire Lestat.

Pas seulement une émotion ; une ambition humaine fort singulière. Le vampire Lestat aspirait à l’héroïsme. A travers ses chansons il répétait « Comprenez-moi ! Je suis ce que je dis être ! Je suis le symbole du mal ; et si pour vous je suis un symbole vivant, alors j’œuvre pour le bien. »

Fascinant ! Seule la pensée humaine pouvait concevoir un tel paradoxe. Et il était capable d’en juger puisqu’il avait été humain lui-même.

Il est vrai qu’il fallait également tenir compte de ses facultés mentales transcendantes. Les hommes ne pouvaient pas, comme lui, regarder les machines et en comprendre aussitôt le fonctionnement. Et cette impression que tout lui était « familier » – cela aussi était lié à ses pouvoirs surnaturels. En fait, rien ne le surprenait réellement. Ni la physique quantique, ni les théories de l’évolution, ni la peinture de Picasso, pas plus que la manière dont on inoculait les germes d’une maladie aux enfants pour les en protéger. C’était comme s’il avait eu conscience de ces choses bien avant d’émerger des limbes de l’oubli. Bien avant de pouvoir proclamer : « Je pense, donc je suis. »

Mais exception faite de ce don, sa perception de l’existence était celle des mortels. Personne ne pouvait le nier. Il ressentait la douleur avec une acuité effrayante. Il savait ce que c’était que d’aimer et d’être seul, oh oui, il le savait au plus profond de son être, et plus intensément encore lorsqu’il écoutait les chansons du vampire Lestat. Voilà pourquoi il ne prêtait pas attention aux paroles.

Et autre chose : plus il buvait de sang et plus son aspect s’humanisait.

Quand il avait réapparu cette dernière fois, pour lui et pour les autres, il n’avait plus rien d’humain. Un squelette répugnant qui marchait le long de la route en direction d’Athènes, ses veines gonflées enserrant ses os dans leur filet, le tout emprisonné dans une peau blême et dure. A sa vue les gens avaient été terrifiés. A quelle allure ils s’étaient enfuis, poussant au maximum le moteur de leurs petites voitures. Mais il avait lu leurs pensées – il s’était vu comme ils le voyaient – et il comprenait, il était navré bien sûr.

A Athènes, il s’était procuré des gants, un ample vêtement de laine aux boutons en matière plastique et de ces drôles de chaussures comme on les fait maintenant qui vous emprisonnent le pied. Il avait entouré son visage de bandes et dissimulé son immonde chevelure noire sous un chapeau de feutre gris.

Ils continuaient à le regarder, mais ils ne s’enfuyaient plus en hurlant. A la tombée de la nuit, il se mêlait à la foule dense de la place Omonia et personne ne se souciait de lui. Comme il appréciait l’activité trépidante de cette antique cité qui n’avait rien perdu de sa vitalité de naguère, quand des étudiants venus de tous les horizons s’y rassemblaient pour s’initier à la philosophie et à l’art. En levant les yeux vers l’Acropole, il voyait le Parthénon comme il était alors, un chef-d’œuvre d’architecture, le temple de la déesse, et non la ruine qu’il était devenu.

Les Grecs n’avaient guère changé, ils étaient toujours aussi chaleureux et confiants, même si le sang turc qui coulait maintenant dans leurs veines avait assombri leur peau et leurs cheveux. Ils se moquaient pas mal de son accoutrement, et adoraient l’entendre parler de sa voix douce, imitant leur langue à merveille – sauf pour quelques erreurs apparemment hilarantes. Dans le secret de son antre, il avait remarqué que son corps s’assouplissait. Ses chairs étaient encore dures comme la pierre, mais elles se métamorphosaient. Une nuit, après avoir déroulé les linges qui l’enveloppaient, les contours d’un visage humain lui apparurent enfin. Ainsi donc, c’était à cela qu’il ressemblait.

De grands yeux noirs aux paupières lisses, de fines rides aux tempes. La bouche était belle, souriante, le nez droit, délicatement dessiné. Et les sourcils de jais, comme il les aimait ! Une ligne bien droite, ni broussailleuse ni brisée, tracée haut, qui lui donnait une expression ouverte, teintée d’étonnement. Oui, c’était un beau visage d’homme jeune.

Après cela, il ne tenta plus de dissimuler ses traits et se mit à porter des chemises et des pantalons comme tout le monde. Mais il veillait encore à se tenir dans l’ombre. Il était trop lisse et trop blanc.

Quand on lui demandait son nom, sans trop savoir pourquoi, il répondait Khayman. Il s’était appelé Benjamin lors d’un de ses autres passages sur cette terre, il s’en souvenait. Et d’autres noms s’étaient succédés... mais quand ? Ce nom de Khayman, c’était le premier qu’il eût porté, celui qu’il n’avait jamais oublié. Il pouvait encore l’écrire, en tracer les deux signes, mais d’où ces symboles venaient-ils, il n’en avait pas la moindre idée.

Sa force surtout le stupéfiait. Il était capable de passer à travers les murs, de soulever une voiture et de la lancer dans le champ voisin. Pourtant, il était extraordinairement léger et vulnérable. Il pouvait se transpercer la main d’une longue lame effilée. Quelle étrange sensation ! Le sang jaillissait. Puis les plaies se refermaient et il devait les rouvrir pour retirer le couteau.

Quant à la légèreté, eh bien, il n’y avait rien qu’il ne pût escalader. C’était comme si la pesanteur n’existait pas pour peu qu’il la défiât. Une nuit, après avoir fait l’ascension du plus haut immeuble du centre de la ville, il s’était envolé du toit et avait descendu doucement jusque dans la rue en contrebas.

Une expérience formidable. Il avait conscience de pouvoir franchir de grandes distances, à condition de s’y risquer. S’élever dans les nuages, il l’avait certainement déjà fait. Mais... peut-être pas... dans le fond.

Il avait aussi d’autres pouvoirs. Le soir, quand il s’éveillait, il se surprenait à entendre des voix des quatre coins de la terre. Il restait étendu dans l’obscurité, baignant dans ce bruit. Il entendait parler grec, anglais, roumain, hindi. Il entendait des rires et des plaintes. Et s’il demeurait parfaitement immobile, il pouvait capter les pensées des gens – un torrent confus, dément, qui l’effrayait. Il ne savait pas d’où venaient les voix, ni pourquoi soudain l’une d’entre elles couvrait les autres. C’était comme s’il était Dieu et que vers lui montaient les prières du monde.

Parfois, bien distinctes des voix des humains, il percevait celles des immortels. D’autres êtres semblables à lui, qui, là, dehors, pensaient, ressentaient des émotions, criaient au danger. Perdu dans le lointain, le timbre métallique de leurs voix puissantes se détachait clairement de la trame sonore du bourdonnement humain.

Mais cette réceptivité lui était douloureuse. Elle lui rappelait ces années horribles, interminables, où il avait été muré dans l’obscurité avec ces voix pour toute compagnie. Sa panique d’alors, il refusait de s’en souvenir. Il y a des choses qu’il faut ensevelir dans l’oubli. Comme d’avoir été brûlé, emprisonné. Comme lorsque la mémoire vous revient et qu’on pleure, qu’on sanglote de remords.

Oui, sur cette terre, il avait vécu des événements tragiques, sous d’autres noms, à d’autres époques. Mais toujours avec la même douceur de caractère, le même optimisme, et le même amour de la vie. Était-il une âme errante ? Non, il avait toujours eu ce corps. C’est pourquoi il était si léger et si fort.

Évidemment, il se barricadait contre les voix. Il se souvenait de l’ancienne exhortation : la folie guette celui qui n’apprend pas à faire taire les voix. Cela lui était facile, maintenant. Il lui suffisait d’ouvrir les yeux et de se lever pour les chasser de son esprit. A vrai dire, il lui aurait fallu se concentrer pour les écouter. La cacophonie continuait son bruit de fond irritant sans qu’il y prête attention.

L’ivresse de l’instant présent l’attendait. Il lui était aisé de juguler les pensées des mortels qu’il croisait. Il pouvait chanter par exemple ou fixer son attention sur n’importe quoi. Quel calme divin ! A Rome, les distractions abondaient. Comme il aimait les vieilles maisons peintes de couleur ocre, terre de Sienne ou vert foncé. Les étroites rues pavées. Il pouvait foncer en voiture sur les larges avenues pleines de noctambules ou traîner Via Veneto jusqu’à ce qu’il rencontre une femme dont il tomberait amoureux un moment.

Il appréciait tant l’intelligence des gens de cette époque. Leur savoir était immense. Qu’un chef d’État soit assassiné en Inde, et dans l’heure qui suivait, le monde entier pleurait sa disparition. Catastrophes, inventions, miracles médicaux venaient alourdir la somme de connaissances du commun des mortels. La réalité côtoyait la fiction. Des serveuses écrivaient la nuit des romans à succès. Des ouvriers louaient des cassettes vidéo et s’amourachaient des reines de l’écran en petite tenue. Les riches portaient des guirlandes en papier et les pauvres achetaient des diamants minuscules. Des princesses se pavanaient sur les Champs-Élysées vêtues de guenilles soigneusement délavées.

Ah, comme il aurait aimé être humain. Mais qu’était-il donc ? Et les autres, à quoi ressemblaient-ils ? – ceux dont il faisait taire les voix. Ils n’étaient pas du Premier Sang, de ça il était sûr. Ceux du Premier Sang ne pouvaient pas communiquer entre eux par la pensée. Mais que diable signifiait ce terme ? Il n’arrivait pas à se le rappeler ! Il fut pris de panique. « Ne pense pas à ces choses. » Il écrivait des poèmes dans un cahier – des poèmes qu’on disait modernes et dépouillés, mais dont le style, il le savait, lui était depuis toujours familier.

Il sillonnait sans cesse l’Europe et l’Asie Mineure, tantôt à pied, tantôt par la voie des airs, se déplaçant par sa seule volonté d’un endroit à l’autre. Il envoûtait ceux qui auraient pu se mettre en travers de sa route et dormait, sans trop de précautions, dans des abris sombres pendant la journée. Il ne craignait plus la brûlure du soleil à présent, mais il était comme engourdi par son éclat. Ses yeux se fermaient dès les premières lueurs de l’aube. Les voix, toutes ces voix, les autres buveurs de sang qui criaient leur angoisse – puis plus rien. Il se réveillait au crépuscule, impatient de lire dans les étoiles la carte éternelle du ciel.

Il redoublait d’audace au cours de ses exploits aériens. Un soir, dans les faubourgs d’Istanbul, il se propulsa comme un ballon loin au-dessus des toits. Il culbutait et virevoltait, riant à gorge déployée ; puis l’envie lui vint de se rendre à Vienne et il s’y posa avant le chant du coq. Personne ne le remarqua. Il volait trop vite, et de plus il ne se livrait pas à ces petites expériences devant des yeux indiscrets.

Il avait un autre don, fort intéressant également. La faculté de se déplacer sans son corps. Pas exactement se déplacer. Mais il pouvait en quelque sorte commander à son esprit de voir à distance. Allongé, immobile, il pensait à tel ou tel lieu qu’il aimerait connaître et il s’y retrouvait en un éclair. Bien sûr, certains mortels avaient ce pouvoir, soit à travers leurs rêves, soit même en état de veille, mais au prix d’une concentration incroyable. Quelquefois, il survolait leurs corps endormis et s’apercevait que leurs âmes étaient en train de voyager. Mais ces âmes, jamais il ne les voyait. Pas plus que les revenants, fantômes, ni esprits d’aucune sorte d’ailleurs...

Il se rendait compte cependant qu’ils étaient là, qu’ils existaient. Il fallait qu’ils existent.

Et un souvenir diffus lui revenait, du temps où il était un homme mortel et où les prêtres dans le temple lui avaient donné à boire une terrible mixture, et où il avait voyagé de cette manière, hors de son corps, dans le firmament. C’étaient les prêtres qui l’avaient rappelé. Il ne voulait pas réintégrer son enveloppe charnelle. Il avait rejoint les morts qui lui étaient chers. Mais il savait qu’il devait revenir. C’était ce qu’on attendait de lui.

Il était bien humain alors. Oui, sans aucun doute ! Il se rappelait la sueur sur son torse nu tandis qu’il gisait dans la pièce poussiéreuse et qu’on lui apportait le breuvage. Et sa peur. Mais tous alors devaient passer par cette épreuve initiatique.

Peut-être valait-il mieux être ce qu’il était maintenant, et être capable de voler, son corps et son âme réunis.

Mais ne pas savoir, ne pas se souvenir réellement, ne pas comprendre comment il accomplissait ces choses, ni pourquoi il se nourrissait de sang humain – tout cela le torturait.

A Paris ; il était allé voir des films de vampires, et il se demandait quelle était la part de la vérité et celle de l’imagination. Certains détails lui semblaient familiers, mais l’ensemble était plutôt niais. Lestat le vampire s’était d’ailleurs inspiré, pour sa tenue, de ces vieux films en noir et blanc. La plupart des « créatures de la nuit » portaient le même costume : cape noire, chemise blanche empesée, habit queue-de-pie.

Idiotie que tout ça, mais combien rassurante. Après tout, c’étaient bien des buveurs de sang, des êtres qui parlaient courtoisement, aimaient la poésie et qui pourtant n’arrêtaient pas de tuer des mortels.

Il acheta des bandes dessinées de vampires et y découpa de beaux princes buveurs de sang comme Lestat. Peut-être devrait-il adopter ce si joli costume. Ce serait une nouvelle source de réconfort, il aurait l’impression d’appartenir à une communauté, même si cette communauté n’était qu’imaginaire.

A Londres, une nuit, dans les rayons déserts et obscurs d’un grand magasin, il trouva son uniforme de vampire. Frac, chaussures vernies, chemise au plastron aussi raide que le papyrus nouveau et écharpe de soie blanche ; sans oublier la cape noire doublée de satin blanc qui balayait le sol. Une splendeur !

Il prit quelques poses avantageuses devant le miroir. De quoi faire pâlir de jalousie Lestat, car lui, Khayman, ne jouait pas la comédie. Il était un vampire pour de vrai. Pour la première fois, il laissa flotter son épaisse chevelure de jais. Dans une vitrine, il découvrit des parfums et des pommades et s’en enduisit comme il convient pour un soir de gala. Il dénicha des bagues et des boutons de manchettes en or.

Voilà, il était superbe, comme autrefois dans un autre costume. Et immédiatement, dans les rues de Londres, les gens tombèrent sous son charme. Il avait eu raison de se déguiser de la sorte ! La foule le suivait tandis qu’il avançait, souriant, saluant de la tête, jouant de la prunelle à l’occasion. Même quand il tuait, c’était mieux. Sa victime écarquillait les yeux comme si un spectre lui apparaissait, comme si elle comprenait. Il se penchait alors sur sa gorge, à la manière de Lestat dans ses clips à la télé, et buvait à petites gorgées avant d’étriper sa proie.

Bien sûr, tout ceci n’était qu’une mascarade. Une mise en scène dérisoire qui n’avait rien à voir avec la terrible réalité des buveurs de sang, cet obscur secret, rien à voir avec ces bribes de souvenirs qui émergeaient par intermittence, et qu’il chassait aussitôt de son esprit. Néanmoins, c’était amusant d’être en cet instant « quelqu’un » et « quelque chose ».

Oui l’instant, l’instant présent, était merveilleux. Et ce présent était son unique bien. N’était-il pas condamné à oublier, cette fois encore ? Ces nuits et leurs péripéties exquises se volatiliseraient elles aussi ; et à nouveau, il se réveillerait, perdu, dans un monde futur toujours plus sophistiqué et hostile, ne se rappelant que son nom.

Finalement, il retourna à Athènes.

La nuit, il parcourait les salles du musée, inspectant, à la lueur d’une bougie, les antiques tombeaux avec leurs personnages taillés dans la pierre, qui l’émouvaient aux larmes. Une morte assise – les morts sont toujours assis – tendait les bras vers l’enfant vivant qu’elle avait quitté à jamais et que portait son époux. Des noms lui revenaient, comme s’ils lui étaient soufflés à l’oreille. Va en Égypte, là tu te souviendras. Mais il ne pouvait s’y résoudre. Trop tôt pour implorer le secours de la folie et de l’oubli. Bien à l’abri, il errait sous l’Acropole, dans l’ancien cimetière dont toutes les stèles avaient été retirées ; indifférent au bruit de la circulation. La terre, ici, était magnifique, et elle appartenait toujours aux morts.

Il s’était constitué une garde-robe complète de vampire. Il s’était même acheté un cercueil, mais il n’aimait pas s’y étendre. D’abord, ce cercueil n’avait pas la forme du corps humain, pas de visage sculpté, et aucune inscription pour guider l’âme du mort. Un sarcophage de comédie. Tout au plus un coffret à bijoux. Mais enfin, en tant que vampire il se devait de posséder cet objet cocasse. Les mortels qu’il invitait dans son appartement trouvaient le décor génial ! Il leur servait du vin rouge sang dans des verres en cristal, leur récitait La ballade du vieux marin ou chantait des chansons dans des langues étranges qu’ils adoraient. Quelquefois il leur lisait ses poèmes. Braves mortels ! Le cercueil alors leur servait de siège dans ces pièces vides de tout mobilier.

Mais peu à peu, les chansons du rocker américain, ce Lestat le vampire, commencèrent à le troubler. Elles ne le distrayaient plus. Pas plus que les vieux films ridicules. Lestat le vampire le tracassait vraiment. Quel buveur de sang rêverait d’actes héroïques et purs ? Et le ton tragique de son chant !

Buveur de sang... Parfois, quand il se réveillait, seul sur le plancher de son appartement surchauffé et sans air, et que les dernières lueurs du jour s’effaçaient derrière les rideaux, il se sentait noyé dans un rêve oppressant rempli de gémissements et de râles. Avait-il vraiment traqué, dans la nuit lugubre, deux femmes à la chevelure flamboyante, victimes d’une injustice innommable ? Ces belles jumelles qu’il devait rejoindre coûte que coûte ? Après qu’on lui eut coupé la langue, la femme rousse du rêve l’avait arrachée des mains de ses tortionnaires et l’avait avalée. Son courage avait stupéfié les soldats.

Non, détourne les yeux !

Son visage le brûlait, comme s’il avait pleuré, lui aussi ; l’anxiété l’étreignait. Il reprenait lentement pied dans la réalité. Regarde la lampe. Les fleurs jaunes. Rien d’autre n’existe. Seulement la ville avec ses kilomètres d’immeubles identiques et les ruines du temple d’Athéna sur la colline qui se découpent sur le ciel obscurci de fumées. Le soir venait. Le flot des citadins dans leurs vêtements de travail ternes s’engouffrait dans les escaliers mécaniques des métros. Les badauds indolents de la place Syntagma, écrasés de chaleur, sirotaient un verre d’ouzo ou de retsina.

Il ne supportait plus d’entendre les chansons de Lestat le vampire. Il quittait les discothèques quand on passait son disque. Il s’écartait des jeunes gens avec leur walkman accroché à la ceinture.

Et une nuit, au cœur du vieux quartier de Plaka aux lumières éblouissantes et aux tavernes bruyantes, il vit d’autres buveurs de sang qui fendaient la foule. Son cœur cessa de battre. Un sentiment de peur et de solitude l’envahit. Un instant, il fut comme paralysé. Puis, il se mit à les suivre dans les ruelles escarpées, dans les innombrables boîtes où beuglait la même musique électronique. Il les observa à leur insu, comme ils se faufilaient dans la cohue des touristes.

Deux hommes et une femme sanglés de soie noire, la femme perchée sur des sandales à talons aiguilles. Des lunettes à verre miroir masquaient leurs yeux ; ils chuchotaient et, brusquement, partaient d’un grand rire strident ; couverts de bijoux et de parfum, ils affichaient l’éclat surnaturel de leur peau et de leurs cheveux.

Mais hormis ces détails, ils étaient très différents de lui. Ils n’approchaient en rien sa dureté ni sa blancheur. Ils étaient faits de tant de tissus humains qu’ils ressemblaient à des cadavres animés. Trompeusement roses et fragiles. Et comme ils avaient besoin de sang ! En ce moment même, ils souffraient le martyre. Et sûrement chaque nuit, le supplice recommençait. Car le sang devait sans cesse agir sur ces tendres cellules, non seulement pour les nourrir mais pour lentement les transformer.

Pour lui, la mutation était terminée. Il n’avait plus un atome de tissus humains. Et s’il avait soif de sang, ce n’était pas pour se métamorphoser. Il en prenait conscience soudain, le sang le revigorait, aiguisait son pouvoir télépathique, le rendait plus habile à voler, à se dégager de son corps, et décuplait sa force prodigieuse. Ah, il comprenait enfin ! Il était maintenant l’hôte presque parfait de cette énergie obscure qui les façonnait tous.

Oui, c’était exactement cela. Et eux étaient plus jeunes, voilà tout ! Ils avaient tout juste débuté leur voyage vers, l’immortalité vampirique. Ne se souvenait-il pas ? Non, à vrai dire non, mais il n’en savait pas moins qu’ils étaient encore novices, à peine cent ou deux cents ans de service ! C’était la période dangereuse où la folie vous guettait, quand les autres ne vous tombaient pas dessus pour vous enfermer, vous brûler, enfin ce genre de chose. Beaucoup ne survivaient pas à ces années-là. Depuis combien de temps avait-il émergé de ce cauchemar, lui qui était du Premier Sang ? Rien que d’y penser, il en avait le vertige ! Il s’arrêta près du mur d’un jardin et s’appuya à une branche noueuse, laissant les feuilles fraîches et duveteuses caresser son visage. Il se sentit triste soudain, d’une tristesse plus terrible que la peur. Dans sa tête, il entendit quelqu’un pleurer. Qui était-ce ? Arrêtez !

Non, il n’allait pas leur faire de mal à ces tendres enfants ! Il voulait seulement les rencontrer, les prendre dans ses bras. N’étaient-ils pas, après tout, de la même famille des buveurs de sang ?

Mais comme il s’approchait d’eux, comme il leur adressait un salut silencieux, ils se retournèrent et le regardèrent avec une terreur non dissimulée. Avant qu’il ait pu faire le moindre geste, ils prirent la fuite. A travers le dédale des ruelles sombres ils dévalaient la colline, s’éloignant des lumières de Plaka.

Il n’avait pas bougé, transpercé par une douleur aiguë qu’il ne connaissait pas. Une chose étrange et monstrueuse se produisit alors. Il se mit à les pourchasser et quand il les vit à nouveau, la fureur prit possession de lui. Chiens maudits. Soyez punis pour m’avoir offensé ! Mais que lui arrivait-il ? Il eut soudain l’impression que son front s’ouvrait sous une vrille de glace. Une force jaillit de lui, telle une langue invisible. Elle atteignit la femme que ses compagnons avaient distancée et dont le corps s’embrasa comme une torche.

Stupéfié, il contemplait la scène. Il se rendait compte cependant de ce qui venait de se produire. Le rayon, d’une précision diabolique, émis par son cerveau avait pénétré la fugitive, enflammant ce sang combustible que tous deux avaient en commun. Aussitôt, le feu s’était répandu dans les veines et les artères. Puis il s’était propagé à la moelle des os, provoquant l’explosion du corps. En une fraction de seconde, la malheureuse était morte.

Grands dieux ! C’était lui qui avait fait ça ! Foudroyé par le chagrin et l’effroi, il fixait, hagard, les vêtements vides, calcinés et maculés de graisse. Sur le trottoir, il ne restait qu’une touffe de cheveux qui partit en minces volutes de fumée.

Peut-être était-il victime d’une illusion ! Mais non, c’était lui l’auteur de cette atrocité. Tout au long, il avait été lucide. Et elle avait eu si peur !

Il rentra chez lui, hébété. Il savait qu’il n’avait jamais utilisé ce pouvoir auparavant, qu’il n’en avait même jamais été conscient. Lui était-il venu récemment, après que le sang eut métamorphosé pendant des siècles ses cellules, les desséchant, les rendant fines et blanches et dures comme les alvéoles d’un nid de guêpes ?

Seul dans son appartement que réchauffaient la flamme des bougies et le parfum de l’encens, il enfonça de nouveau un couteau dans sa chair et regarda son sang couler. Épais et chaud, il se répandait sur la table devant lui, brillant dans la lumière de la lampe, comme palpitant de la vie qu’il renfermait. Oui, la vie !

Dans le miroir, il observa son teint qui avait retrouvé son éclat cuivré après tant de semaines de chasse et de bombance. Un reflet ambré sur ses joues, une trace de rose sur ses lèvres. Mais au fond, il était comme une peau de serpent abandonnée sur un rocher après la mue – une enveloppe morte, légère, cassante, si ce n’était le sang qui l’irriguait. Ce sang maudit. Et son cerveau, à quoi ressemblait-il maintenant ? Translucide comme du cristal, avec le sang qui circulait dans ses méandres. Et tapi au plus profond de ses replis, le pouvoir et son dard invisible.

Il ressortit pour essayer son nouveau pouvoir sur des animaux, sur des chats surtout, pour lesquels il avait une aversion irraisonnée, et sur des rats, espèce méprisée des hommes. Le phénomène ne se reproduisit pas. Les bêtes succombaient, mais elles ne prenaient pas feu. On aurait dit que leur cerveau et leur cœur s’arrêtaient de fonctionner, mais leur sang ne s’enflammait pas.

Il était tout à la fois fasciné et torturé par ces expériences.

— Quel beau sujet d’étude je fais ! soupira-t-il, les yeux soudain brillants de larmes.

Les capes, les écharpes blanches, les films de vampires, qu’avait-il à voir avec cette imagerie ? Qui donc était-il ? Le bouffon des dieux, revenant cyclique, vagabond éternel ? Et quand il croisa, sur une grande affiche, le regard ironique de Lestat le vampire qui semblait le narguer dans la devanture d’une boutique vidéo, il se planta devant la vitrine et de sa langue de feu invisible la fit voler en éclats.

Oh oui, quel pouvoir formidable ! A moi les forêts, les étoiles. Il s’en fut à Delphes cette nuit-là, survolant sans bruit les terres obscures. Il se posa dans l’herbe humide et marcha jusqu’à la colline où la Pythie s’était jadis tenue, dans ces ruines du temple d’Apollon.

Mais il ne pouvait se résoudre à quitter Athènes. Il lui fallait retrouver les deux buveurs de sang survivants, leur dire combien il était désolé et que jamais, jamais plus il n’utiliserait son pouvoir contre eux. Il devait les convaincre de lui parler ! De se ranger à ses côtés ! Oui, il y était décidé !

Le lendemain soir, à son réveil, il essaya de capter leurs voix. Une heure plus tard, il les entendit qui se levaient de leurs tombeaux dans les profondeurs d’une maison de Plaka. Une de ces tavernes bruyantes et enfumées ouverte sur la rue. Il comprit qu’ils dormaient dans la cave durant le jour et que, la nuit tombée, ils montaient observer les mortels qui dansaient et chantaient dans la salle. L’établissement se dénommait Lamia, ce qui signifiait vampire en grec ancien. Les guitares électriques y égrenaient des airs du folklore, tandis que des couples d’éphèbes tournoyaient en se déhanchant avec lascivité et que le retsina coulait à flots. Sur les murs, des photos de vieux films de vampires – Bela Lugosi en Dracula, l’évanescente Gloria Holden dans le rôle de sa fille – et des affiches du blond Lestat le vampire.

Ils avaient donc, eux aussi, le sens de l’humour, songea-t-il avec une émotion complice. Mais les deux vampires, assommés de chagrin et de peur, se tenaient assis, serrés l’un contre l’autre, l’œil rivé sur la porte ouverte. Comme ils semblaient aux abois.

Ils ne firent pas un geste quand ils virent sa silhouette enveloppée d’une cape se découper dans l’encadrement de la porte. Que pensèrent-ils alors ? Qu’un monstre était descendu d’une de leurs affiches pour les détruire, eux que presque rien d’autre sur terre ne pouvait atteindre.

Ne craignez rien. Je ne vous veux aucun mal. Je veux seulement vous parler. Je ne me mettrai pas en colère. Je viens vers vous en toute amitié.

Ils avaient l’air pétrifiés. Soudain, l’un d’eux bondit sur ses pieds, et un cri affreux jaillit de leurs poitrines. Le feu l’aveugla comme il aveugla les mortels qui le bousculaient dans leur fuite éperdue vers la rue. Les buveurs de sang étaient en flammes, bras et jambes convulsés en une horrible danse macabre. La maison aussi brûlait ; la charpente fumait, des bouteilles explosaient, des étincelles orangées fusaient dans le ciel plombé.

Était-il responsable de cette nouvelle tuerie ? Était-il, malgré lui, porteur de mort pour ceux de son espèce ?

Des larmes de sang ruisselèrent sur ses joues blêmes et jusqu’à son plastron empesé. Il cacha son visage derrière sa cape, dans un geste de déférence face à l’horreur qui se déroulait sous ses yeux – l’agonie des deux buveurs de sang.

Non, ce n’était pas lui qui avait fait ça. Il se laissa porter par le mouvement de la foule qui se ruait dehors. Le hurlement des sirènes lui déchirait les tympans. Il cligna des yeux pour essayer de voir malgré les faisceaux éblouissants des gyrophares.

Alors, il eut une illumination ; il n’était pour rien dans ce forfait. Il aperçut, drapée dans une cape de laine grise, l’observant, à demi dissimulée dans l’obscurité d’une ruelle, celle qui avait perpétré l’acte criminel.

Quand leurs regards se croisèrent, elle murmura son nom :

— Khayman, mon Khayman !

Le vide se fit dans son esprit. Un vide total. Comme si une lumière blanche descendait sur lui, effaçant tout. Pendant un moment, il ne ressentit plus rien. Il n’entendait plus le grondement du brasier, les cris de ceux qui continuaient à le heurter dans leur panique.

Il se contentait de regarder cette créature d’une beauté immuable. L’épouvante le saisit, et il se souvint de tout – de tout ce qu’il avait vu, éprouvé, de toutes ses existences successives.

Les siècles s’ouvraient devant lui, les millénaires se déployaient à travers la nuit des temps, jusqu’aux origines. Le Premier Sang. Il tremblait. Il pleurait. Il proféra avec rancœur :

— Toi !

Dans un éclair foudroyant, il perçut alors la force colossale du pouvoir de sa souveraine. La chaleur le frappa en pleine poitrine, et il recula en titubant.

Ô dieux, tu vas me tuer, moi aussi ! Mais elle ne pouvait lire ses pensées. Il était écrasé contre le mur chaulé, une douleur atroce aux tempes.

Il continuait cependant à voir, à sentir, à penser ! Et son cœur battait avec la même régularité. Aucune flamme ne le dévorait.

Avec une détermination soudaine, il mobilisa son énergie et résista de toute sa volonté au rayon invisible.

— Un autre de tes tours, ma Reine, cria-t-il dans la langue ancienne. Le son de sa voix était étrangement humain !

Mais c’était terminé. La ruelle était vide. Elle était partie.

Ou plus exactement, elle s’était envolée, s’élevant tout droit, comme lui-même l’avait si souvent fait, et à une telle vitesse que nul ne pouvait la voir. Il leva les yeux et la repéra aussitôt – minuscule trait de plume qui se dirigeait vers l’ouest au-dessus de la pâle traînée de nuages.

Le bruit le ramena à la réalité – le hurlement des sirènes et des voix, le craquement des dernières poutres qui s’effondraient. La rue étroite grouillait de monde. La musique beuglait toujours dans les autres tavernes. Il s’éloigna en pleurant et jeta un dernier coup d’œil sur ce qui restait du repaire des malheureux buveurs de sang. Combien de milliers d’années avaient passé, il ne pouvait le calculer, et c’était toujours la même guerre.

 

Pendant des heures, il erra dans les ruelles sombres.

Peu à peu la ville s’apaisait. Les gens dormaient derrière les murs de bois. Le pavé brillait sous une brume aussi épaisse que la pluie. Son histoire pesait sur ses épaules comme la coquille d’un escargot géant, sinueuse et immense au-dessus de lui, le retenant prisonnier de la terre.

Parvenu au sommet d’une colline, il finit par pénétrer dans le bar luxueux et frais d’un hôtel moderne tout de verre et d’acier. L’endroit était à son image, noir et blanc, avec sa piste de danse comme un échiquier, ses tables et ses banquettes noires.

Il se glissa au fond de la salle et s’enfonça dans un siège. Là, dans la pénombre, il laissa couler ses larmes. Il pleurait comme un idiot, la tête dans les mains.

La folie ne vint pas, pas plus que l’oubli. Il divaguait de siècle en siècle, revisitant les lieux familiers qu’il avait hantés de sa tendre insouciance. Il pleurait sur tous ceux qu’il avait connus et aimés.

Mais ce qui le faisait le plus souffrir, c’était ce sentiment oppressant du commencement, du commencement véritable, avant même ce jour lointain où dans sa maison des bords du Nil, il s’était allongé dans le silence du midi, sachant qu’il devait se rendre au palais le soir même.

Car tout avait vraiment débuté une année auparavant, quand le Roi lui avait dit : « N’était le respect que je dois à ma Reine bien-aimée, je prendrais mon plaisir de ces deux femmes et montrerais ainsi que je ne crains pas leurs sortilèges. En mon nom et place, tu accompliras cet acte. »

Il revivait cet instant ; le malaise qui avait parcouru la Cour rassemblée ; ces hommes et ces femmes aux yeux noircis de khôl, vêtus de pagnes de lin et coiffés de perruques élaborées, certains retirés derrière les piliers sculptés, d’autres se tenant orgueilleusement près du trône. Et les jumelles rousses, debout toutes droites devant lui, ses belles prisonnières qu’il avait appris à aimer durant leur captivité. Je ne peux pas faire cela. Mais il avait obéi. Tandis que le Roi, la Reine et leur suite attendaient, il avait passé autour de son cou les attributs royaux, le lourd collier et le médaillon d’or, et il avait descendu les marches du trône. Les jumelles ne l’avaient pas quitté des yeux. L’une après l’autre, il les avait violées.

Cette douleur ne pourrait pas durer éternellement.

S’il en avait eu la force, il aurait rampé dans les entrailles de la terre. Comme il regrettait ses bienheureuses éclipses de mémoire. Comme il aurait aimé retourner à Delphes, marcher sans but dans l’herbe haute et odorante, cueillir les fleurs des champs. S’ouvriraient- elles pour lui, à la lumière d’une lampe, comme sous les rayons du soleil ?

Mais non, il ne voulait pas oublier. Quelque chose avait changé. Quelque chose avait fait de ce moment un moment unique. Elle s’était réveillée de son long sommeil ! Il l’avait vue de ses propres yeux dans cette rue d’Athènes ! Le passé et le présent s’étaient rejoints.

Il sécha ses larmes, se redressa, écoutant, réfléchissant.

Les danseurs tourbillonnaient sur le damier éclairé. Des femmes lui souriaient. N’était-il pas pour elles un joli Pierrot de porcelaine avec sa face enfarinée et ses joues tachées de rouge ? Il leva les yeux vers l’écran vidéo qui dominait la salle. Son esprit s’affermissait à l’égal de ses pouvoirs physiques.

En ce mois d’octobre de la fin du XXe siècle après la naissance du Christ, il avait vu, seulement quelques nuits auparavant, les jumelles en rêve. Non, il ne se déroberait pas. Pour lui la torture ne faisait que commencer, mais il s’en moquait. Il était plus vivant qu’il ne l’avait jamais été.

Il essuya lentement son visage avec un fin mouchoir de fil, puis trempa ses doigts dans le verre de vin posé devant lui, comme pour les consacrer. Il regarda de nouveau l’écran suspendu où Lestat le vampire modulait son chant tragique.

Un démon aux yeux bleus, crinière ébouriffée, le corps d’un homme dans toute la vigueur de la jeunesse, les gestes saccadés et pourtant gracieux, les lèvres provocantes.

Et tout ce temps, tu me parlais, tu me prévenais ? Tu m’appelais ! Tu disais son nom !

L’image sur l’écran semblait ne fixer que lui, lui répondre, chanter pour lui, mais bien sûr ce n’était qu’une illusion. « Ceux Qu’il Faut Garder ! Mon Roi et ma Reine. » Il écoutait attentivement chacune des syllabes qui se détachaient distinctement sur le vacarme des cuivres et les roulements de la batterie.

Ce n’est que lorsque l’image et le son s’évanouirent qu’il quitta le bar pour se fondre dans la nuit.

Des voix l’appelaient, des voix de buveurs de sang à travers le monde qui s’alertaient les uns les autres. Des voix qui avaient toujours été là. Elles parlaient d’une catastrophe, d’une conjuration pour prévenir un terrible désastre. La Reine est en marche. Elles parlaient du rêve mystérieux des jumelles. Et il était resté sourd à leurs cris !

— Que sais-tu vraiment, Lestat, murmura-t-il.

Il escalada un promontoire et contempla dans le lointain l’enceinte sacrée et ses temples – ruines de marbre blanc miroitant sous les pâles étoiles.

— Maudite sois-tu, ma Souveraine, souffla-t-il. Sois damnée pour ce que tu as fait. Pour ce que tu as fait de tes enfants !

Des êtres condamnés à errer encore dans cet univers d’acier et de pétrole, dans ce monde bourdonnant de symphonies électroniques où règnent en silence les ordinateurs.

Mais une autre malédiction lui remonta à la mémoire, une malédiction bien plus redoutable que celle qu’il venait de prononcer. Une imprécation proférée un an après ce moment infâme où il avait violé les deux sœurs, un long hurlement qui avait résonné dans la cour du palais, par une nuit aussi distante et indifférente que celle-ci.

« Que les esprits me soient témoins, puisque la connaissance du futur leur appartient – celui qui est écrit, et celui que trace ma volonté. Tu es la Reine des Damnés ! Le mal est ton seul destin. Mais à l’heure de ton apogée, je me dresserai contre toi et te jugulerai. Grave mon visage dans ta mémoire car c’est de moi que viendra ta défaite. »

Combien de fois, pendant les siècles qui suivirent, s’était-il souvenu de ces paroles ? Dans combien d’endroits, à travers combien de montagnes, de déserts et de vallées fertiles avait-il cherché en vain les deux sœurs rousses ? Parmi les Bédouins qui les avaient recueillies une fois déjà, parmi les chasseurs vêtus encore de peaux de bêtes et jusqu’à Jéricho, la plus ancienne cité au monde. Mais elles étaient déjà entrées dans la légende.

Alors, la folie bénie l’avait emporté dans ses abîmes ; il avait perdu toute rancœur, tout savoir et toute douleur. Il était Khayman, plein d’amour pour tout ce qui l’entourait, un être qui comprenait le sens du mot bonheur.

Se pouvait-il que l’heure soit enfin venue ? Que les jumelles aient survécu comme lui ? Et que la mémoire lui ait été rendue pour accomplir le grand dessein ?

A l’idée que Ceux du Premier Sang soient enfin réunis, qu’ils sortent victorieux de ce combat, une immense joie dilata son cœur.

Puis il pensa avec amertume à Lestat, à sa soif humaine d’héroïsme. Oui, mon frère, pardonne-moi mon mépris. Moi aussi, j’aspire au bien, à la gloire. Mais pour nous, il n’y a sans doute ni futur ni rédemption. Seulement ce dont témoigne ce paysage séculaire dévasté : la naissance et là mort toujours recommencées et l’horreur qui nous attend tous.

Il jeta un dernier regard à la cité endormie, la ville moderne, laide et dégradée, où il avait été si heureux.

Puis il prit son envol. En quelques secondes, il était au-dessus des nuages. Maintenant il allait soumettre à l’épreuve décisive son pouvoir immense, et cette résolution soudaine, aussi illusoire fût-elle, l’enchantait. Il partit vers l’ouest, vers le vampire Lestat, et vers les voix qui suppliaient qu’on leur explique le rêve des jumelles. Il partit vers l’ouest, comme elle l’avait fait avant lui.

Sa cape battait telles des ailes luisantes. La fraîcheur délicieuse de l’air le saisit et le fit rire tout à coup comme si, pour un instant, il était redevenu l’innocent bienheureux d’hier.

 

La Reine des Damnés
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